VII
OSER OU PÉRIR
Bolitho ouvrit les yeux et regarda la tasse de café fumant que Stockdale posait près de sa couchette. Il essaya de s’asseoir, de reconnaître ce qui l’entourait, se dit soudain que ce devait être déjà l’aube. Il occupait la petite chambre de Tyrrell qui touchait à la sienne, En portant la tasse à ses lèvres, il songea qu’il ne se souvenait même plus de ce qu’il avait pu faire pour arriver jusque-là.
— Vous avez pris une bonne heure de sommeil, monsieur, lui glissa Stockdale, j’ai eu un mal de chien à vous réveiller – il haussa les épaules. Mais vos derniers ordres étaient de lever tout le monde avant l’aube.
L’esprit embrumé de Bolitho s’éclaircit soudain. Il sentait les mouvements du bateau, il entendait les craquements du gréement.
— Et le vent ? Comment est le vent ?
Il passa ses jambes par-dessus le bat-flanc, il se sentait courbatu, sale.
— Le vent forcit, monsieur – Stockdale n’avait pas l’air d’apprécier. Du vent d’ouest, monsieur.
— Bon sang, fit Bolitho en le regardant.
Sa tasse à la main, il se précipita hors de la chambre et manqua percuter toute une rangée de soldats endormis. Malgré le besoin qu’il avait de savoir très rapidement ce qui se passait, il resta là, immobile, à les regarder. Il se souvenait maintenant de cette longue nuit, de tous ces malades et de ces blessés qui avaient été, transbordés par ses marins. Quelques-uns ne verraient pas le lendemain, d’autres ressemblaient à des squelettes, brûlant de fièvre, voire de blessures où la gangrène s’était mise. La froide colère, la honte qu’il avait alors éprouvées lui revinrent, intactes. Dire que la plupart auraient pu être hissés sur les mules au lieu de traîner de plus en plus loin derrière leurs camarades !… Et le général.
Il enjamba les formes inertes et monta sur la dunette.
En le voyant, Tyrrell lui dit :
— Vous êtes au courant, pour le vent ?
— Oui.
Il se dirigea vers les filets. La baie s’ouvrait devant lui, couleur d’acier dans la première lumière du jour, le clapot tapait contre la coque qui tirait doucement mais fermement sur ses câbles.
Buckle arriva, le visage gris de fatigue.
— Pas moyen d’envoyer un pouce de toile, monsieur, nous sommes au vent de la côte.
Bolitho regardait la coupée tribord et, plus loin, la bande de terre sombre qui émergeait de la nuit, la pointe au-delà de laquelle se trouvaient le fleuve et le chenal.
— Nous allons être obligés de rester ici, fit Graves, en espérant que le français a l’intention de ne pas en faire autant.
Au ton de sa voix, il n’y croyait guère.
Bolitho secoua la tête, il pensait à haute voix.
— Non, le français a dû comprendre que nous étions dans le coin, même s’il ne sait pas quelle est notre force exacte. De toute manière, il va lever l’ancre pour aller voir ce qui se passe et avoir de l’eau. S’il nous voit en passant, il n’aura pas grand-peine à nous envoyer ses bordées.
Il leva les yeux vers les vergues où quelques gabiers étaient les derniers branchages. Au-dessus de leurs têtes, la flamme était tendue vers la crique. La plage reprenait vie dans la lumière : il apercevait des traces de pas, les petits tertres qui signalaient l’endroit où les soldats avaient été enterrés, alors qu’ils étaient à deux doigts du salut. Le salut ! Il se frotta le menton et essaya de réfléchir de manière un peu plus rationnelle.
Une fois sortis de la baie, ils pourraient faire voile et se diriger vers l’entrée puis vers le large. D’un autre côté, le français avait d’ores et déjà l’avantage du vent. Il pouvait même mouiller s’il le désirait et réduire l’Hirondelle en pièces tandis qu’elle serait là, impuissante, dans la crique. Elle allait se faire couler et ses mâts dépasseraient tout juste de la surface. Cette vision était insupportable.
— Relevez donc l’ancre de détroit, monsieur Tyrrell, finit-il par trancher, puis hissez toutes les embarcations – il lui montra les longues rames rangées sur le pont. Nous allons voir ce matin ce que sait faire le bois mort.
Une fois libéré de l’ancre de détroit, le bâtiment pivota le cul vers la plage. Les tourbillons de courant auraient fait croire qu’il était déjà en route.
Le pont et les passavants étaient remplis de monde, et il en était de même en bas, où le moindre recoin abritait des soldats épuisés. Bolitho jeta un coup d’œil par-dessus bord : le doris passait la lisse avant de rejoindre directement son chantier entre les deux canots. Les marins travaillaient dans un silence inhabituel et le regardaient de temps en temps, comme pour guetter ce qu’il allait décider.
La lumière était maintenant assez forte pour lui permettre de distinguer des visages – il connaissait maintenant quasiment tous ses hommes par leurs noms : les fainéants et ceux à qui l’on pouvait se fier, les grincheux et ceux qui acceptaient leur enrôlement, forcé ou pas. Il se rappelait son arrivée à bord, Graves qui excusait l’absence de Tyrrell. Tout cela semblait si loin…
— Les embarcations sont saisies, monsieur, annonça Tyrrell.
Bolitho se pencha sur la lisse. Le bois, tout humide et poisseux qu’il était, dans quelques heures deviendrait brûlant comme un four. S’il était encore à flot. Il s’adressa à l’équipage :
— Vous avez tous entendu parler de cette frégate. Elle est un peu plus haut, elle prend son temps comme font toujours les Grenouilles dans ces cas-là.
Il s’arrêta, les plus anciens se tapaient dans les côtes en riant de sa mauvaise plaisanterie.
— Vous savez aussi que nous ne pouvons pas envoyer les huniers sans risquer de nous faire drosser à la côte. Mais si des soldats ont été capables de marcher jusqu’ici, je suis sûr que vous serez capables de les ramener à la maison, pas vrai ?
Pendant un long moment, les hommes restèrent immobiles, sans un mot. Il les sentait atterrés, méfiants. Et après tout, qu’en avaient-ils à faire ? Il leur avait manifesté son mécontentement après le combat contre le corsaire, ils lui rendaient peut-être maintenant la monnaie de sa pièce.
Contre toute attente, ce fut le bosco qui rompit le silence le premier. Il se dressa, le visage rougeaud, un peu grotesque, et cria :
— Mais qu’est-ce que vous attendez, mes poussins ? Un hourra pour not’capitaine ! Et un autre pour l’Hirondelle !
Des vivats montèrent du pont jusqu’aux gabiers perchés dans la mâture ; d’abord médusés, les soldats y mêlèrent leurs cris, de tous les endroits où on les avait entassés.
— Et que ces foutues Grenouilles aillent au diable, enchaîna Tilby.
Il coupait déjà les saisines des rames, poussait les hommes tandis que d’autres ouvraient les petits sabords pour les mettre à poste.
Bolitho se retourna. Tyrrell arborait un large sourire, Buckle se balançait comme s’ils étaient déjà en route et toutes voiles dehors. Graves, Graves lui-même souriait, étonné et content à la fois de toutes ces clameurs.
— Armez le cabestan ! ordonna-t-il.
Il avait envie de faire cesser ces cris, il voulait seulement que Tyrrell lui obéît et le laissât réfléchir.
— Sortez les rames, je vous prie.
Tyrrell donna ses ordres, les timoniers se placèrent à la barre, le cabestan commença à virer.
— Ils ne vous laisseront pas tomber, lui dit le second, pas après ce que vous avez fait pour ces tuniques rouges. Ni maintenant, ni jamais, commandant.
Bolitho n’arrivait pas à le regarder. À bâbord, la rangée de rames alignées au-dessus de l’eau faisait penser à une antique galère. Sortir dans la baie allait leur demander un effort surhumain. Avec ce vent debout et tout le poids mort des canons et des passagers, cela pouvait même se révéler impossible.
— Parés !
Les rames pointèrent doucement vers l’avant, les marins arc-boutés sur les manches, les pieds agrippés au pont de leurs pieds nus.
— Haute et claire ! cria Graves qui arrivait en courant, il vient, monsieur !
— Avant partout !
Tilby se jeta lui-même sur la rame la plus proche, les muscles gonflés à craquer.
— Tirez-moi là-dessus, les petits gars ! Et ho ! Allez, encore un coup !
Les rames se levaient, plongeaient, recommençaient pour empêcher l’Hirondelle de dériver vers la plage. Tout doucement, péniblement, la corvette prit un peu d’erre et pointa enfin vers la baie.
— Monsieur Buckle, cria Bolitho, prenez la barre ! – et à Tyrrell : Tous les officiers et tous les hommes aux rames ! Tout le monde !
Après avoir caponné, l’ancre, Graves poussa ses hommes aux rames. D’autres se laissaient glisser en bas des haubans, ou couraient de leurs postes pour venir donner la main.
Bolitho essayait de ne pas regarder la pointe colorée de vert et de brun. Elle ne bougeait pas d’un pouce, la corvette avait peine à avancer. Pourtant, les hommes avaient déjà le souffle court ; seuls Buckle et lui ne tiraient pas sur le bois. Le vent était trop bien établi, le courant trop fort.
La voix de Tyrrell dominait le tout comme une trompette :
— Tirez dessus ! Allez, tirez ! Encore un coup, les gars !
Mais c’était inutile. Buckle attira à voix basse l’attention de Bolitho :
— Il va falloir mouiller, monsieur ! Ils ne vont pas pouvoir durer comme ça !
Plusieurs hommes lâchaient le manche, d’autres glissaient, manquaient tomber, lorsqu’ils entendirent une grosse voix qui criait :
— Et vivement là-dedans ! Sortez-vous de là, allez donner un coup de main aux marins !
Bolitho n’en croyait pas ses yeux : Foley émergeait de dessous la dunette, suivi de deux de ses hommes d’abord puis d’autres encore, mal assurés sur leurs jambes, des bandages autour de la tête, tous les rescapés de sa compagnie.
Foley leva la tête :
— Le 51e n’a jamais manqué quand il s’agit de montrer à la marine ce qu’il sait faire, commandant !
Il soutint l’un des hommes qui vacillait derrière lui.
— Vous parliez de miracles, mais parfois, les miracles ont besoin qu’on les aide un peu.
Et il alla prendre sa place derrière un officier marinier sur le manchon d’une rame.
Bolitho se cramponnait à la lisse ; s’il ne pouvait retenir ses larmes, au moins se déroberait-il à leur vue…
— J’arrive à gouverner, monsieur, cria Buckle de sa voix enrouée. Elle répond !
— Le colonel, fit lentement Bolitho, m’a dit qu’il pouvait conquérir la moitié de ce continent à condition qu’on lui donne des hommes de valeur, mais avec ces hommes-là je suis sûr qu’il pourrait conquérir le monde !
Lorsqu’il regarda dehors, la pointe défilait lentement par le travers tribord. Buckle barrait avec doigté, les yeux rivés sur le boute-hors qui pointait sur les eaux profondes.
Çà et là, un homme épuisé tombait, ce qui ne ralentissait pas toutefois la cadence générale. Lorsque le soleil apparut au-dessus de l’horizon, l’Hirondelle était sortie de la baie.
— Les gabiers en haut, cria Bolitho ! Parés à mettre à la voile !
Le foc claquait violemment ; il se gonfla enfin. On rentra les rames et le pont prit de la gîte, faiblement certes, mais tout de même.
— Restez tribord amures, monsieur Buckle. Et serrez le vent tant que vous pouvez. Nous avons besoin du maximum d’eau pour parer le cap May.
Tyrrell vint le rejoindre à l’arrière et resta près du compas, les yeux fixés sur la ligne du rivage qui pâlissait dans la brume. Il semblait étrangement content. Rassuré.
Remarquant que Bolitho le regardait, il lui dit :
— Ça m’a fait chaud au cœur de redescendre à terre. Mais j’imagine que vous devez éprouver la même chose avec l’Angleterre.
— Vous vous êtes magnifiquement conduit, monsieur Tyrrell, vous vous êtes tous magnifiquement conduits.
— Si vous voulez bien me permettre, répondit Tyrrell avec son sourire las, vous n’avez pas non plus les deux pieds dans le même sabot !
— Ohé, du pont ! Voile par le travers tribord !
Bolitho se tourna vers Buckle :
— Le français nous court après, et plus tôt que je ne pensais. Envoyez les cacatois, je vous prie – il se hissa au vent et essaya de s’abriter les yeux. Et s’il veut courir, il va en avoir pour son argent.
— Enfin, pour l’argent du général ! le reprit Tyrrell en riant.
Bolitho baissa les yeux : son pantalon était dégoûtant.
— Je descends me raser – mais il était lui aussi de bonne humeur – pour le cas où nous aurions des visiteurs dans la matinée, hem ?
Buckle, le regardant s’éloigner, lâcha :
— Celui-là, on dirait que rien ne peut l’atteindre.
Tyrrell surveillait d’un œil critique les gabiers volants. Il revoyait la tête de Bolitho quand les soldats étaient arrivés sur le pont pour aider aux rames. Pendant ce court laps de temps, il avait vu l’homme derrière sa façade et, sous le masque du commandant, l’être réel qui se cachait derrière les attributs de sa fonction.
Moitié pour lui, moitié pour Buckle, il murmura enfin :
— N’en soyez pas si sûr, monsieur. Il est fait tout comme nous, il ressent bien des choses.
Bolitho referma sa lunette en la faisant claquer et s’appuya contre un râtelier.
— Venez de deux rhumbs, monsieur Buckle, cap plein est.
Depuis qu’ils avaient aperçu le français, ils avaient passé deux heures difficiles à parer le cap May, quasi à le toucher. Ils avaient laissé à moins de deux encablures sous le vent la pointe la plus proche de ce promontoire peu accore, si près qu’ils apercevaient un feu allumé dans les terres et l’éclat du soleil reflété par quelque fenêtre cachée ou par la lunette d’un veilleur caché.
Il lui avait été plus dur qu’il ne croyait de rester sagement assis dans une chaise du carré tandis que Stockdale le rasait et lui repassait une chemise propre. À présent, en regardant les hommes courir aux bras, le boute-hors dressé sous le gréement bien tendu, il se demandait pourquoi il s’était permis de perdre son temps en bas. Amour-propre ou désir de se dissimuler, il avait besoin de prendre dix minutes de repos. Il avait peut-être aussi besoin de faire croire à ses marins qu’il était calme au point de ne se consacrer qu’à son petit confort.
La corvette plongeait plus profond dans la vague maintenant qu’elle remontait au vent. Tous les espars, toutes les membrures craquaient sous l’effort. Au-dessus de la lisse de dunette, la bôme se courbait comme un arc gigantesque et, à voir les jambes raidies des gabiers, là-haut, on devinait qu’ils faisaient attention à eux. Un pas de travers, et c’était une mort certaine ou, pire encore, l’atroce agonie d’un homme qui voit son navire s’éloigner avant de périr noyé.
— En route à l’est, monsieur !
Il alla consulter le compas, jeta un rapide coup d’œil aux voiles. Chaque pouce de toile était gonflé, si gonflé qu’on avait du mal à comprendre comment toute la voilure ne partait pas en lambeaux.
Il fit un grand geste avec sa lunette :
— Bordez un brin le bras sous le vent, monsieur Tyrrell, puis faites tourner partout !
Tandis que les hommes couraient exécuter l’ordre, il se retourna. L’ennemi avait gagné sur eux depuis leur sortie de la baie et avait même renforcé son avantage alors que l’Hirondelle avait perdu du temps à doubler la dernière pointe. La lunette posée sur le bord du tableau, il voyait clairement la frégate monter à l’assaut des moutons, tribord amures, la coque environnée d’embruns. L’eau s’engouffrait dans les sabords, il distinguait la coque couverte d’herbes, la haute pyramide de toile. Dès qu’elle avait eu paré la pointe, elle avait envoyé ses perroquets et se dirigeait maintenant vers l’eau profonde avant de reprendre la poursuite.
Tyrrell arriva. Il essuya rapidement le sel qui lui couvrait le visage et les bras :
— Nous serrons le vent au maximum, monsieur, nous ne pouvons rien faire de plus pour l’instant.
Bolitho sans répondre se pencha par-dessus la lisse de dunette. Le pont était parsemé de soldats blessés que leurs camarades moins atteints sustentaient et pourvoyaient en pansements. Deux des aides de Dalkeith montèrent sur le pont, passèrent un paquet par-dessus bord et s’engouffrèrent dans la descente sans un seul coup d’œil aux autres. Bolitho regarda le baluchon qui s’éloignait doucement dans le sillage laiteux de l’Hirondelle et sentit son estomac se contracter violemment. Il y avait là beaucoup de charpie ensanglantée, mais sans doute aussi le membre amputé de quelque soldat moins chanceux. Depuis qu’ils avaient levé l’ancre, Dalkeith n’avait pas quitté l’infirmerie, travaillant de la scie et des pinces dans une obscurité presque totale à l’intérieur d’une coque qui tanguait et roulait à plaisir autour de lui.
La voix de Graves monta, essayant de dominer le claquement de la toile :
— Le français laisse porter, monsieur !
La frégate se trouvait maintenant à huit encablures, travers tribord, pas une de plus, route parallèle, huniers à plat et tendus sur leurs points d’écoute comme des omoplates d’ivoire.
— Il met la barre dessous, fit Bolitho à Buckle, pas trop, mais assez pour que ce soit ennuyeux.
Tyrrell, accoudé sur la lisse, regardait ailleurs.
— Nous rappelons aux postes de combat ?
Bolitho secoua la tête.
— Non, il y a des soldats partout. Regardez donc le pont, il n’y a même pas la place de laisser reculer un douze-livres.
Dire qu’on avait deux gros trente-deux-livres de chasse : avec l’ennemi sur l’arrière, à quoi auraient-ils servi ? À faire du poids mort, voilà tout ! Ah, si l’adversaire s’était trouvé dans sa ligne de tir, oui : il aurait pu le fixer sur place, au moins provisoirement, jusqu’à ce qu’un bâtiment de l’escadre côtière pût venir à la rescousse.
Tyrrell le regardait, l’air inquiet.
— Vous avez le choix, monsieur. Vous pouvez venir raser la côte et perdre le vent au passage. Ou alors, vous changez de route, cap sur le large pour une heure.
Il se pencha contre la lisse, l’Hirondelle plongeant brusquement. Une pluie d’embruns doucha les ponts et s’abattit sur les voiles comme une grêle de plomb.
— Il y a une longue ligne de bancs de sable qui court du nord au sud, vous pouvez choisir de les laisser d’un bord ou de l’autre. Mais d’ici à une heure, il faudra que vous choisissiez.
Du menton, Bolitho lui fit signe qu’il avait compris. Même en disposant d’aussi peu d’informations, ce qu’il avait vu sur la carte lui montrait le bien-fondé de la remarque. Les bancs de sable, comme des taches sans forme nette, couraient sur vingt milles en travers de leur route. Venir au nord ou au sud pour les éviter ne ferait que les retarder et, avec l’ennemi tout proche, les deux solutions les menaient également au désastre.
— Nous pourrions aussi attendre, reprit Tyrrell en se frottant le menton, et voir ce que le français a l’intention de faire. Mais il serait trop tard pour nous, de toute manière – il haussa les épaules d’un geste las. Je suis désolé, monsieur, je ne vous aide guère.
Bolitho se retourna pour observer la terre. La côte tournait au nord-est avant de tomber dans la mer. Plus loin, à une quinzaine de milles, il était difficile d’observer le paysage en plein soleil et dans cette brume.
— Mais si, vous m’avez rendu grand service.
Il se dirigea vers le compas. Buckle l’observait, l’air tendu. Les rires, le soulagement qu’ils avaient ressenti après avoir paré la terre, tout cela était bien loin désormais. C’était toute la différence entre la voile dont on entend parler et celle qu’on voit de ses yeux, entre un bâtiment au loin et cette frégate maintenant tout près, menace trop réelle avec sa ligne de sabords béants. Les choses étaient allées si vite, le sort s’était retourné contre eux.
— Ohé, du pont, voile droit devant sur tribord !
— C’est l’escadre ! s’exclama Graves, tout excité. Mon Dieu, je me sens mieux !
Quelques secondes, puis :
— Du pont ! C’est un lougre, monsieur ! Il s’enfuit !
Bolitho mit ses mains dans le dos : quelque bâtiment de commerce effarouché, pas de doute là-dessus. S’il était encore en vue, il allait pouvoir assister à un beau combat inégal d’ici à moins d’une heure.
— Le français change de route ! – Buckle s’était saisi d’une lunette. Il brasse ses vergues en pointe !
Bolitho attendit, comptant les secondes. La frégate était maintenant en rapprochement, sa route croisait celle de la corvette un peu sur l’avant. Il se raidit en apercevant une bouffée de fumée sombre immédiatement chassée par le vent.
Le gros boulet tomba trop court d’une encablure dans une grande gerbe qu’on aurait prise pour un souffle de baleine.
Bolitho restait sourd aux clameurs des marins. Peu importait ce qu’ils pouvaient en penser, c’était un joli coup. La frégate avait tiré à deux milles de portée, sans doute une grosse pièce de chasse.
Foley venait de monter.
— J’ai entendu le bruit du canon – il s’abrita les yeux de la main pour observer ce qui se passait. On dirait qu’il essaie de vous asticoter.
— Oh non, mon colonel, lui répondit Bolitho avec un sourire grave, il a bien d’autres intentions !
Des bruits de pas redoublés sur le pont : il aperçut Dalkeith qui s’épongeait le front de son grand mouchoir. Il avait ôté son lourd tablier, mais des taches de sang encore frais souillaient son pantalon et ses souliers. Quand le chirurgien vit Bolitho :
— C’est tout pour le moment, monsieur, dit-il. Dix morts, et d’autres vont suivre, j’en ai bien peur.
— Merci, monsieur, lui dit Foley, rempli d’admiration, c’est mieux que je n’osais espérer.
Mais ils levèrent les yeux : un nouveau bang roulait en écho. C’était plus près, cette fois, en plein dans l’axe du travers tribord.
Dalkeith haussa les épaules :
— A terre, mon colonel, j’aurais pu en sauver bien davantage.
Et il s’éloigna vers le tableau. Sa perruque rousse était de travers, mais il avait les épaules soudain plus droites, comme s’il venait de se libérer d’un lourd fardeau.
— Un bon chirurgien, fit Bolitho. En général, la marine recrute des incapables ou des ivrognes. Lui, n’est ni l’un ni l’autre.
Foley, occupé à observer la frégate à la lunette, laissa tomber :
— C’est peut-être bien une femme qui l’a poussé à prendre la mer.
Il plongea instinctivement au départ d’un coup. Le boulet passa en sifflant loin au-dessus de leurs têtes avant de s’écraser de l’autre bord dans une grande gerbe en aileron de requin.
— Monsieur Tyrrell, ordonna Bolitho, envoyez les couleurs, il sait désormais qui nous sommes.
Et tandis que le pavillon rouge montait à la corne, il ajouta à l’intention du chirurgien :
— Monsieur Dalkeith ! Dites à vos aides de passer les blessés sous le vent – il fit taire la protestation qui allait s’exprimer. Mieux vaut le faire tout de suite que lorsque nous serons réellement en sale posture.
Graves arrivait en courant :
— Dois-je mettre en batterie, monsieur ?
— Non – il leva les yeux au passage d’un boulet. Faites charger la batterie tribord, double charge, et mettez donc de la mitraille pour faire bonne mesure.
Ignorant sa mine médusée, il ajouta pour Foley :
— Si nous devons ouvrir le feu, nous aurons droit à une seule bordée. Vous avez été en bas, vous savez que nous ne pouvons pas nous permettre un combat rapproché avec cette coque bourrée de malades jusqu’au plat-bord.
— Je suis désolé, répondit Foley en détournant les yeux.
Bolitho lui fit face, le regard grave.
— Non, ne soyez pas désolé. Mes ordres ne prévoient pas la conduite à tenir en cas d’engagement. Je devais me limiter à faire du transport – il eut un pauvre sourire. Malheureusement, ce Français ne les avait pas lus !
On emmenait les blessés de l’autre bord, Graves et Yule, le maître canonnier, surveillaient le lent chargement de toutes les pièces tribord accessibles au milieu des hommes et des havresacs qui encombraient le pont.
Graves revint à l’échelle et cria :
— Tous les canons chargés, sauf quatre, monsieur.
Un boulet qui passait en hurlant comme une troupe de dénions lui cloua le bec.
Des manœuvres et des haubans claquaient sauvagement, les hommes essayaient de se protéger des deux mains de tous les cordages et des poulies qui s’écrasaient sur le pont.
Bolitho serra convulsivement les mains jusqu’à ce que la douleur l’obligeât à lâcher prise. Des boulets ramés, comme ceux qu’avait utilisés ce gros Bonaventure. C’étaient des armes vicieuses et particulièrement dangereuses : deux boules de fer reliées par une barre, qui vous coupaient sans problème gréement ou manœuvres. Contrairement aux boulets à chaîne, d’usage plus courant, ils causaient de terribles dégâts en blessant les hommes abrités derrière le pavois ou sous la dunette. Le français cherchait visiblement à démâter l’Hirondelle et à s’emparer de sa cargaison. L’or qu’elle transportait était une bonne affaire, et l’Hirondelle ferait une recrue assez précieuse pour la flotte ennemie. Tout cela pouvait arriver dans l’heure. Et arriver à qui ? À lui.
La pièce de chasse cracha un nouveau coup, et la grand-voile de l’Hirondelle se fendit en deux dans une fameuse explosion. Avant même que le boulet eût éclaté en des centaines de fragments, la voile avait disparu.
Bolitho sentit immédiatement la différence : son bâtiment plongeait plus lourdement dans les creux, les timoniers de Buckle devaient s’activer davantage à la roue pour maintenir la corvette à son cap.
Et ce fut encore une grêle infernale de débris qui fusaient de partout, le fracas des drisses et des manœuvres qui tombaient. Des hommes s’activaient comme des fous dans les hauts pour remettre en état le gréement. La frégate s’approchait pourtant : Bolitho vit en se retournant les pièces de chasse qui crachaient feu et fumée, preuve évidente qu’elle mettait tout en œuvre pour avoir le plus possible de pièces en état de tirer.
Les boulets continuaient de pleuvoir au-dessus de leurs têtes. L’un deux se planta en plein au milieu de l’artimon dans un grand fracas de bois. À grand renfort de cris, jurant et tempêtant, des hommes tentèrent de rétablir la situation. Mais le vent termina l’ouvrage, déchirant la voile de haut en bas.
Bolitho s’agrippa à la lisse. Si seulement une voile apparaissait, qu’elle fît lâcher prise à la frégate ou la contraignît à changer de route, ne fût-ce qu’un instant…
Un boulet arrivait en ricochant de crête en crête, laissant derrière lui un pointillé d’embruns. Il ferma les yeux en sentant le pont trembler sous le coup : ils avaient été atteints sous la flottaison.
On entendait des cris étouffés sous le pont principal, il s’imaginait les malades et les blessés, quelques-uns fraîchement amputés d’un membre par la scie de Dalkeith, obligés de subir le grondement du canon, qui frappait un peu plus ajusté à chaque coup.
Bethune grimpait l’échelle en courant :
— Monsieur, le général souhaite être informé…
Il plongea : un boulet érafla le tableau, venant faucher deux marins dont les membres jaillirent en gerbe, le sang giclant de toutes parts…
Bolitho se détourna du spectacle : il parlait à l’un des deux il y avait une minute à peine. Maintenant, il n’en restait rien qui évoquât une créature humaine, plus rien.
— Dites au général de rester en bas et de…
Il s’arrêta net : dans un grand craquement, le grand mât de hune basculait. La voile fouettait violemment au milieu d’un fouillis de cordages. La vergue se coupa en deux à son tour avant de piquer vers le pont. Des hommes couraient de partout dans une confusion totale, sous une avalanche de débris qui atteignit d’abord le passavant puis tomba à l’eau en soulevant un paquet d’embruns. Un homme, sans doute la vigie, s’agrippait comme un forcené à la vergue. Ses hurlements couvraient le vacarme ambiant et Bolitho le vit choir sur le pont avec le reste.
Les canons ouvraient le feu une fois encore. Tilby surgit au milieu des marins et commença à les activer. Il fallait donner de la hache si l’on voulait débarrasser le pont de ce qui l’encombrait.
— Nous allons devoir changer de route, monsieur ! cria Tyrrell.
Il était obligé de hurler pour se faire entendre. Des hommes se massaient près de lui, le visage crispé, les yeux vides, en essayant de ne pas voir les cadavres déchiquetés qui gisaient près des filets.
Bolitho se tourna vers lui :
— Combien d’eau y a-t-il sur ces bancs de sable ?
À voir la tête de Tyrrell, on pouvait croire qu’il avait mal entendu.
— A cette heure-ci ? Pratiquement rien ! répondit-il, avec un regard accablé aux voiles toujours soumises à des volées de fer.
Un gabier volant avait glissé et restait suspendu aux mains de deux de ses camarades, ses jambes battant l’air désespérément. La sueur, la peur ou un éclat de bois lui firent lâcher prise, et l’homme tomba la tête la première en poussant un cri bref. Bolitho eut d’abord l’impression qu’il chutait très lentement, puis il tomba dans la mer tout près de la coque. Il passa le long de la dunette, bras tendus, les yeux révulsés, et la mer l’engloutit.
— Je vais courir le risque ! – Bolitho avait l’impression de crier, mais sa voix n’était en fait qu’un murmure. Passez du côté que vous voudrez, poursuivit-il, de toute manière cette frégate va nous écrabouiller !
Tyrrell lui fit signe qu’il avait compris.
— A vos ordres ! Je vais envoyer un homme de sonde dans les bossoirs et…
Bolitho lui prit le bras :
— Non ! Si vous faites ça, ou si nous réduisons la toile, ce salopard va deviner ce que nous mijotons ! – il le secoua violemment. Si je tombe, essayez de l’entraîner derrière nous !
Un boulet s’écrasa dans les filets avant de siffler à ses oreilles. Des bouts de bois, des fragments de toute nature voletaient, et il vit Foley porter une main à son épaule d’où l’épaulette avait été fort proprement arrachée.
— Chaude journée, fit ce dernier en regardant Bolitho.
Bolitho se tourna vers lui, bien conscient d’afficher le même rictus. À l’image de son capitaine, le bâtiment se comportait sans plus de contrôle désormais. Le peu de voiles encore en place le tirait vers la sourde menace de ces bancs invisibles. Bolitho s’appuyait aveuglément sur les connaissances de Tyrrell et sur la folle idée d’avoir affaire à un ennemi qui ne mesurait pas le danger ou, du moins, assez grisé pour oublier tout le reste dès lors qu’il sentait l’Hirondelle à portée de main.
Pourtant, en dépit du feu toujours intense, du fracas des boulets et des balles, il parvenait encore à rester vigilant sur un certain nombre de détails.
Un marin sérieusement blessé, l’épaule réduite en bouillie, reposait dans les bras d’un soldat lui-même atteint. Le fantassin, qu’une balle reçue lors d’un précédent affrontement avait laissé aveugle, disparaissait presque sous les pansements, et l’on ne voyait plus guère que ses mains, comme échappées à la confusion ambiante. Il berçait doucement le marin blessé, le protégeait, essayait d’attraper une gourde d’eau pour adoucir ses souffrances. Pendant ce temps, Dalkeith, sa perruque bouchonnée dans une poche, se tenait à genoux près d’un autre blessé. De ses doigts doux comme du velours, il explorait doucement la blessure, les yeux déjà fixés sur une autre victime et encore une autre.
Au milieu de tout cela, Graves, la tête penchée, parcourait le pont derrière les pièces, ne s’arrêtant que pour vérifier un point particulier ou pour enjamber un cadavre, un espar tombé.
— Je vois le fond ! cria de l’avant une voix apeurée.
Bolitho courut aux filets et se hissa par-dessus les hamacs entassés. Dans la lumière éblouissante, il voyait les embruns jaillir sous l’étrave arrondie, des cordages à la traîne, la moitié d’un canot qui pendait le long de la muraille. Il aperçut enfin les traînées sombres et menaçantes qui glissaient sous la quille, des herbes et des pointes de roches qui se dressaient comme des monstres dérangés dans leur sommeil.
S’ils touchaient, les mâts allaient être arrachés et son Hirondelle allait plonger au fond, se fendre la coque, où la mer attendait impatiemment de faire irruption.
Il se tourna pour situer l’ennemi, et mesurer leur distance : il se trouvait à moins de trois encablures par le travers, toutes ses pièces en batterie pour finir la besogne.
— Par le Dieu tout-puissant, murmura Buckle de sa voix rauque, le français a trouvé un chenal profond ! – sa voix se brisa. Ces salauds nous ont eus !
Bolitho ordonna à Tyrrell :
— Faites rentrer les perroquets.
Cette fois, il ne pouvait plus cacher son désespoir.
Les hommes se précipitèrent pour réduire la toile et Tyrrell lui cria :
— Cette fois-ci, vous ne pouviez plus rien faire d’autre…
Il fut coupé par Buckle et l’aspirant Heyward qui criaient ensemble :
— Il est fichu !
Bolitho les poussa pour essayer de voir quelque chose. Le spectacle le laissa totalement incrédule : l’autre bâtiment avait changé d’amure, soit que son capitaine eût pris conscience du danger au dernier moment, soit qu’il voulût achever l’ennemi d’une pleine bordée. Et il avait heurté une barre de sable, lancé à pleine vitesse, De là où ils étaient, ils captaient des bruits épouvantables, des craquements déchirants, le grondement sourd de la coque qui raclait le fond. La frégate se mit à pivoter, l’artimon tomba, entrainant dans sa chute le grand mât puis la misaine, le tout allant à la mer dans un rideau d’embruns.
Bolitho dut donner de la voix à plusieurs reprises pour calmer ses hommes qui poussaient des clameurs enthousiastes : était-il si difficile de comprendre que leur propre sort n’était guère plus enviable ?
— Venir de cinq rhumbs sur tribord !
Il ôta du poing la sueur qui lui piquait les yeux pour consulter le compas.
— Venir au sud-sudet !
Sous sa seule grand-voile déchirée et ses huniers, l’Hirondelle commença à virer paresseusement, comme si elle aussi était sous le choc.
Les manœuvres fouettaient et claquaient, et les hommes, tels des animaux affolés, se frayaient tant bien que mal un chemin au milieu des débris pour essayer d’exécuter les ordres venus de l’arrière.
Bolitho mit ses mains en porte-voix :
— Monsieur Graves, faites mettre en batterie ! cria-t-il.
Les mantelets s’ouvrirent en grinçant, les pièces encore en état s’ébranlèrent dans le grondement des affûts et apparurent en pleine lumière. La corvette gîtait déjà sous sa nouvelle amure et chaque canon prit facilement sa place jusqu’à ce que résonnât un ordre bref :
— Toutes les pièces en batterie !
Graves leva les yeux vers Bolitho qui se concentrait sur l’adversaire au point de porter la main en visière, qui manifestement se forçait à voir en lui la cible, et non la créature vivante en train de se débattre dans les derniers soubresauts de l’agonie.
— Dès que vous serez paré, monsieur Graves ! Hausse maximum !
La frégate démâtée passa derrière tribord avant ; elle prenait de la bande, un épais nuage de sable marquait sur son avant l’endroit où elle avait touché le banc.
Il baissa le bras :
— Feu !
La coque sursauta violemment. L’une après l’autre, les pièces faisaient feu, chargées à la double. Les coups ricochaient sur les crêtes des lames avant de s’écraser sur leur adversaire sans défense. Quelques coups de pierrier s’aventurèrent à leur répondre, mais se turent bientôt définitivement. Les gros boulets agrémentés de mitraille avaient ravagé son flanc et l’enfilade du pont.
Bolitho leva la main :
— Cessez le tir ! À saisir partout !
Et à Buckle :
— Nous allons faire route directement, nord-nordet – il jeta un coup d’œil derrière lui à la coque fumante. Il va rester là jusqu’à ce que quelqu’un arrive, ami ou ennemi, ça ne changera pas grand-chose.
Tyrrell le regardait, l’air grave :
— Bien, monsieur.
Bolitho s’approcha de la lisse pour observer les hommes au-dessous de lui. Certains adaptaient les saisines sur les pièces, d’autre réparaient les avaries et essayaient de mettre de l’ordre dans le fouillis de gréement ; l’équipage s’activait partout où cela était nécessaire pour préparer l’Hirondelle à sa prochaine épreuve. Plus de cris de joie à présent, quelques voix çà et là, des sourires quand un matelot découvrait un ami encore vivant. Lin petit signe de tête, une grande claque sur l’épaule qui en disaient plus que de longs discours.
— Ils ont fait des progrès, monsieur Tyrrell.
Dalkeith arrivait avec la liste des morts et des blessés.
— Après cela, ils seront prêts à affronter n’importe quoi.
Il tendit son sabre à Stockdale qui était resté près de lui tout ce temps-là sans qu’il s’en aperçût.
— Et moi aussi, je serai prêt !